« J’ai rêvé d’un taureau noir qui me pourchassait, dans les rues sinueuses de Verone. Tu sais ce que ça signifie ? » « Que tu participeras à la prochaine corrida ? » Esteban rit. C’était ainsi avec Julianne, lui le gars un peu romantique et elle, très terre-à-terre, la tête sur les épaules, le regard posé sur la vie. Esteban n’était pas comme ça, même s’il était dans les meilleurs de la classe. C’était le gars charmeur, parfois un peu trop sensible, mais qui aimait suivre ce que lui criait son cœur et ses tripes. Tête brulée, certainement, un peu bagarreur aussi – seulement quand on insultait Julianne – rêveur. Ils étaient les parfaits opposés et puisque le sens commun laissait entendre qu’il n’y aurait jamais d’avenir entre eux, Esteban tomba amoureux de Julianne, peaufina ses techniques de séduction et de charme. Après deux années à flirter ouvertement entre eux, Julianne tomba dans ses bras. Qu’on ne vienne pas dire qu’il n’était pas tenace…
Ils s’étaient rencontrés à la fac. Elle étudiait le marketing, lui le droit. Esteban avait toujours aimé étudier, comprendre le pouvoir des détails, les retourner contre les gens. C’est très certainement pour cette raison qu’il voulut devenir avocat, traitant avec certains criminels, appréciant les défenses bien construites, élégantes, mais fatales.

Quand Esteban eut 27 ans, il demanda Julianne en mariage. « Juste pour officialiser les choses » avait-il dit. Le couple tenait bien, parfois battant de l’aile, mais ça fonctionnait, malgré les années, malgré les quelques difficultés. Eventuellement, la décision d’avoir un enfant suivi quelques années plus tard. A 31 ans, Esteban devint le papa de Théo, un enfant adorable qui serait assurément trop gâté par ses parents. Nous n’y étions pas encore. Peu de temps après la naissance de Theo, Esteban découvrit l’impensable, l’improbable : Julianne couchait avec son meilleur ami. En y repensant, il n’y avait pas vraiment de surprise, il avait lui-même été le meilleur ami de Julianne avant de sortir avec elle. Le mal, cependant, était fait. La trahison fut marquée, imposée. Esteban tenta de pardonner à Julianne – il l’aimait tellement – il essayait vraiment, en supposant que c’était de sa faute, à cause de ce dossier relativement compliqué sur lequel il travaillait, et parce qu’il rentrait tard presque tous les soirs, qu’il ne lui apportait plus aussi souvent des fleurs qu’auparavant, qu’il avait fait une remarque déplaisante sur sa belle-mère. Allez savoir…
Malgré tout, malgré les années passées avec Julianne, son esprit d’analyse n’avait pas assez déteint sur lui – ou peut-être que si, justement, de trop. Il n’arrivait pas à la pardonner, à s’arracher ce morceau de dégoût coincé dans sa gorge, cette envie de lui hurler sa peine au visage, de lui jeter son erreur à ses pieds, les éclaboussant tous les deux.

Du jour au lendemain, ils firent chambre à part. Le fait qu’Esteban s’en prenne à l’amant de sa femme ne joua pas en sa faveur, surement. Il ne voulait plus la voir, il ne pouvait plus la voir. D’un autre côté, il avait son fils, de moins d’un an, qu’il ne pouvait pas laisser à la disposition de cette femme. Alors, il resta. Parce que, dans les remparts de son cœur détruis, il l’aimait encore, d’un amour brisé, rancunier, qu’il voulait oublier, qu’il voulait détruire de ses propres mains, ne pas laisser à Julianne l’honneur d’être la destructrice de leur bonheur – y en avait-il jamais eu ? Esteban se mit à coucher avec d’autres femmes, parjurant ainsi son corps, comblant ce fossé dans son cœur par le dégout de l’adultère. Mais qu’importe ses conquêtes, il ne réussit plus à raviver cette flamme qu’il avait vu, jadis, dans le regard de sa femme.

Esteban abandonna l’idée de courir les demoiselles, laissant à Julianne la joie de subir ses colères froides, ses coups de regards tranchants. Aussi bien l’optique familiale chutait, sa carrière d’avocat, quant à elle, connu un essor inespéré quand un poste chez Bianchi lui fut offert. Il aurait été stupide de refuser. C’est ainsi que dans le bureau de son nouveau patron, il la rencontra. Abigaël. Il ne s’était même pas rendu compte qu’il avait enlevé son alliance. Il ne sait toujours pas pourquoi il l’avait fait, comme honteux de cette relation indigne qu’il trainait derrière lui. Il n’aurait pas dû la draguer. Esteban n’aurait pas dû répondre à la tentative de drague de la fille de son patron – bon sang – mais il y avait quelque chose chez Abigaël qui l’attira, une sensibilité, un détail duquel il ne put détourner son regard.

La première fois qu’il coucha avec elle, il se jura que ce serait l’unique fois. Mais le goût du pêché restait sur sa peau et il la revit. Une deuxième fois, une troisième fois, trop de fois. Abigaël, sans qu’il ne s’en rende compte vraiment, devint sa maitresse, lui, devint son amant. Elle n’était même pas au courant de sa situation conjugale. Ce n’était pas vraiment de la faute d’Esteban. Avec la fille Bianchi, il oubliait tout de cette alliance refourgée dans le fond de sa poche. Il oubliait tout de cette peine qui lui serrait le cœur, si fort qu’il se sentait à l’agonie tous les jours. Abigaël fut sa bouffée d’air frais… Jusqu’à ce qu’elle découvre le pot aux roses. Elle voulut le quitter, ça aurait été la meilleure chose à faire. Mais il ne pouvait pas s’y résoudre. « Aujourd’hui c’est toi qui compte, pas ma femme ! » Il était trop attaché à elle, sans qu’il ne s’en rende compte. Alors il la retint, la reléguant aux rôles d’amante, qu’il voyait quand ça lui chantait, quand le pression dans sa poitrine se faisait trop forte, quand il avait envie de la voir, juste pour le plaisir de sa présence.

Esteban ne sait pas quoi faire. Son fils a grandi, sa femme s’est éloigné, il s’est éloigné. Il s’est jeté dans un jeu d’apparences qu’il ne supporte plus, mais auquel il joue très bien. Il ressent encore quelque chose pour Julianne, il en ressentira toujours. Il est incapable d’oublier presque quinze années de sa vie comme ça. Et de l’autre côté, Abigaël fait pression, pour qu’il prenne une décision. Il devra en faire une, tôt au tard… En attendant, s’il peut repousser l’échéance encore un peu, il le fera…